Corto Maltese ou l’apprentissage du monde

Depuis cet avril, le musée des Confluences accueille l’exposition Hugo Pratt Lignes d’Horizon, revenant sur le parcours du bédéiste italien et ses nombreuses influences. A travers ses personnages, souvent des aventuriers, Pratt nous promène de continents en continents, nous amène à la rencontre de nombreuses cultures.
J’aimerais m’attarder un peu sur son œuvre la plus célèbre, la bande dessinée Corto Maltese. Hugo Pratt, dans cette série de 13 albums, dessine le portrait d’un homme étonnant, d’une grande humanité, parcourant le monde du début du XXème siècle.

La table des vents imaginé par Hugo Pratt – crédits: Adeile Tyna
Ses origines sont tout aussi cosmopolites que celles de son créateur. Présenté comme étant né à Malte, il est le fils d’un marin de Cornouailles et d’une gitane espagnole, « la Niña de Gilbraltar ». Plus tard éduqué dans un collège hébraïque, il garde de ses parents le goût de la navigation bien sûr, moteur de ses aventures et de ses rencontres, et de la magie. Cette dernière explique l’attirance de Corto pour le secret et les mythes, le poussant toujours plus loin sur la route de l’inexploré. Cela donne aux albums une couleur poétique et au personnage un grand respect des croyances de chacun. Chaque aventure est empreinte d’ésotérisme, que ce soit à travers les rites de peuples aborigènes en Océanie ou la médecine miraculeuse des chamanes amazoniens. Malgré son usage répété de l’ironie et son scepticisme affiché, Corto Maltese reste fasciné par ces différentes civilisations et par l’occultisme, contrastant ainsi avec d’autres personnages occidentaux qui ont souvent une approche très méprisante des indigènes. Ils ne comprennent pas par exemple que ceux qui jouent du tambour, de façon trop destructurée à leur goût, envoient en fait des messages rythmiques à travers la jungle. Corto dépasse ces préjugés et nous rend accessible les coutumes des peuples les plus mystérieux.
Personnage créé à la toute fin des années 60, Il est souvent qualifié de « marin libertaire », car il refuse tous les dogmes, religieux ou politiques et ne jure que par son indépendance. L’influence des années 70, marquées par les mouvements écologiques et pacifistes, se retrouve dans sa conscience du monde qui l’entoure et de ce qu’il faut préserver. Car Corto voit le mal que font les hommes à la nature, il sait aussi que les peuples qu’il rencontre sont en passe d’être détruits. Ainsi celui qui revendique son individualisme s’intéresse en permanence au collectif, toujours rattrapé par les autres et par son altruisme.
L’histoire se déroule entre 1904 et 1925, une période qui fait rêver Hugo Pratt, lui-même grand voyageur, car tout y est encore à découvrir. Cependant l’auteur ne fait pas qu’imaginer, il sillonne le monde aussi pour se documenter et s’inspire de son vécu, de coutumes ou d’événements, ancrant ainsi la bande dessinée dans l’Histoire. Les influences d’Hugo Pratt sont multiples, de la poésie de Rimbaud aux pirates de l’Île au Trésor de Stevenson, en passant par Jack London, que Corto côtoie dans sa jeunesse en Chine, pendant la guerre entre la Manchourie et la Russie. On croise aussi les gangsters Butch Cassidy et Sundance Kid, réfugiés en Argentine dans Tango, ou le philosophe Rudolf Steiner sous les traits du personnage du professeur Jeremiah Steiner. La BD est donc truffée de références, littéraires ou historiques, que le lecteur.trice passionné.e peut s’amuser à débusquer. Par exemple, on relate dans l’épisode Têtes et champignons la disparition d’un explorateur parti à la recherche d’une cité perdue au cœur de l’Amazonie, une histoire similaire à celle de l’anglais Percy Fawcett, porté disparu en 1925 à la suite d’une expédition et dont le réalisateur James Gray a fait un film en 2017.
En Amérique Latine, le fond de l’intrigue renvoie souvent aux révoltes d’esclaves, aux trafics en tous genres et aux enjeux de pouvoir entre compagnies américaines, interventionnistes et nationalistes révolutionnaires. Comment ne pas voir dans l’entreprise bananière de l’épisode La Conga des Bananes une référence à la United Fruit Company, qui finança durant des décennies les dictateurs latino-américain en échange d’un monopole sur le marché des fruits exotiques ? Par la suite, Corto retourne en Amérique du Sud deux fois : en Argentine pour Tango, où il s’attaque à un réseau de prostitution, et au Mexique à la recherche d’un continent englouti dans Mû. C’est le dernier album de la série avant qu’elle ne soit reprise en 2015 par Juan Diaz Canales et Rubén Pellejero. Hugo Pratt lui-même n’est parti d’Argentine où il a vécu 13 ans qu’à cause de la dégradation de la situation économique et l’instabilité politique du pays.
Il était étonnant que Corto ne se retrouve pas un jour ou l’autre dans les terres du Grand Nord, tant Hugo Pratt a été influencé par les dessinateurs de comics américains, comme Milton Caniff avec son personnage de Steve Canyon, et les films hollywoodiens des années 50. D’ailleurs, sur les premières ébauches du personnage, Pratt lui donne l’apparence de l’acteur Burt Lancaster. C’est une chose que les deux auteurs espagnols ont tenu à réparer en reprenant les aventures de Corto avec Sous le soleil de minuit, où le marin parcourt la Californie, l’Alaska et le Canada. Il arrive aussi que le personnage retourne sur le vieux continent, notamment sur les terres de son créateur comme dans Fable à Venise, à l’occasion d’une chasse à l’émeraude, véritable jeu de piste dans la ville.

Série de portraits des personnages présents dans les aventures de Corto Maltese – crédits: Adeile Tyna
Parcourant l’Afrique et le moyen Orient, l’Océanie ou la Sibérie, le désabusement apparent de Corto contraste avec sa curiosité insatiable. S’il n’est jamais surpris des actions des hommes, il reste toujours prêt à échanger, sans distinction de genre, classe ou communauté. Ce sont ces différents horizons, humains comme internationaux, qui structurent la BD et la vie de Corto Maltese. Il n’a pas de port d’attache. Corto est immortel et continue certainement de naviguer, au grè des vents et de ses désirs.
Violette.
Crédits photo: Adeile Tyna
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