Obsession, épisode 5 : Dans les yeux bleus du monde
Jerry s’en revient sur les sentiers de l’écriture sur thème : l’Obsession, n’y avait-il rien de meilleur pour composer une variation sur les amours mort-nées des étudiants de lettres ? Voici l’histoire de “Je” et Monsieur C.
Il y a beaucoup de clichés sur les lettreux, et beaucoup sont fondés : j’ai écrit dans les cafés pendant des années des histoires d’amour éclair — sur des cahiers que j’ai depuis jetés au feu. Quelques-unes de ces histoires ont survécu. En voici une, sur l’obsession éphémère d’un jeune étudiant pour son prof.
Dans les yeux bleus du monde
C’était à Bellecour, en mai, dans un café. Quand je suis là, le patron me sert toujours un chocolat chaud à l’œil. (On se côtoie.) Aujourd’hui, j’ai rendez-vous avec Monsieur C. ; il est intéressé par mon projet de recherche. J’arrive en avance. Je me prépare mais je suis terrifié ; mes pensées perdent en volume, il n’en reste que ce que la peau de mes bras peut contenir par compression contre mon ventre. J’aurais aimé que le café donne sur le soleil du matin, qui tombe dans les yeux comme des barres obliques : la vue des passants dans la rue me donne le vertige.
Tic. Tic. Tic. Tic. 10h30. Une silhouette familière : il entre dans le café. Un bref signe de reconnaissance le fait venir s’asseoir en face de moi. Il me sourit : c’est comme un coup de feu qui part : un éclair, le tonnerre, puis le sang. Le canon fume : il y a son visage, ses lèvres fines, sa jeune barbe, et ses yeux bleus. Il sort du papier que de fins points structurent. On parle trente, quarante minutes, et il part. Je laisse deux minutes s’écouler, puis je pars à mon tour. Il a payé pour moi. C’est normal, je vous ai donné rendez-vous dans un café. J’envoie un SMS à une amie : Non, je ne viendrai pas. Allez, juste 15 minutes. Je n’ai pas le temps, je vais au taf.
Une heure plus tard, je commence mon service. Deux clients mécontents : les nuggets sont froids. La caissière ne sait pas quoi faire : elle se liquéfie. J’en apporte des chauds. Les actions mécaniques s’enchaînent, etc. etc. jusqu’à mon dos qui brûle, jusqu’aux lampadaires du soir sur le bord du périph, jusqu’au bus et ses vitres qui tremblent. Le C15 passe avec dix minutes de retard. Les portes s’ouvrent, je suis frappé : le chauffeur a les yeux bleus. Monsieur, votre titre de transport. Il fait du zèle ; je n’ai pas le cran de l’insulter. Il me contraint dans l’image du matin. Derrière, il y a les arbres noirs du parc de Parilly ; il y a les yeux de monsieur C. Le chauffeur allume la radio. Une femme monte à l’arrêt suivant. Encore en tournée, Fred ! Eh oui, Sylvie ! Je les regarde à travers le plexiglas, caché derrière une affiche qui parle des quarante ans du réseau TCL. Le chauffeur a le regard rivé sur la route : je cherche ses yeux bleus, ils se cachent derrière ses énormes pommettes. Sylvie les cherche aussi. Tout son corps les cherche. À Bachut, c’est la seule à rester dans le bus.
À 23h50, le grec en bas de chez moi est rempli. Je passe la porte de mon immeuble, de mon appart, de ma chambre. Je m’enfonce dans mon lit. Je ne me lave pas. Je repense au matin. Mes fesses se contractent, mon avant-bras, mon triceps, mon épaule suivent. J’ai ses yeux dans la tête, si clairs qu’ils brilleraient ce soir le long de mes joues mal rasées. Monsieur, je me permets : vos yeux m’obsèdent. Ils ressemblent à l’été. Il y fait chaud et rien n’y dure. Ma tête retombe. En bas du bloc, à l’amicale, les fêtards gueulent sur du Johnny. Je dors en dix minutes.
(Tableau : La Mort du jeune Bara, Jacques-Louis David, 1794)
The end.
C’est déjà fini ? Jerry t’a subjugué par son art du récit ? Voici un lien vers une autre nouvelle : Saison Torride ! Une parabole pornographique !
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