Chagall, écrire la peinture, peindre sa vie
Ma vie, traduit en français par sa fille Bella, est l’ouvrage de la vie du peintre russe Chagall. Né en 1887, l’ouvrage couvre la période de sa naissance jusqu’en 1922. Il est publié pour la première en 1923. Ces années de guerres et de révolution russe.
© Iris Maréchal
J’ai acheté ce livre en 2016, après avoir vu ses peintures lors de l’exposition « Chagall. De la poésie à la peinture », fonds Hélène et Edouard Leclerc pour la culture, à Landerneau, en Bretagne. Avoir marché à travers les œuvres de son temps, admiré la finesse du trait noir, le souci du détail minuscule, ses personnages ailés empreints d’une aura bleue de nuit, rendant la peinture vibrante de « sacré » et d’un onirisme doux, joyeux et triste, je ne pus me résoudre à acheter un livre sur les tableaux. Par hasard, je tombai alors sur le récit de sa vie, son seul écrit. Pas des moindres. Sa vie écrite rassemble les tableaux qu’il va peindre. Ses peintures ne sont que la transcription imagée de sa vie telle qu’il l’imagine et telle qu’il la regarde.
Le regard sur sa vie : un théâtre ?
La traduction est exquise. Et la langue française, par son goût des images sans métaphore, est sublime de concision. C’est ce qui m’a frappé de plein fouet. (Beau cliché que voici…) Le récit, une vie d’homme réduite à son essence, une sorte de pureté des sentiments. Joie, tristesse, désespoir, inquiétude. Ils sont vécus tels quels, sans souffrance ajoutée avec un naturel charmant, sans complication et sans complexité. Une âme si belle… Je reste bouleversée et bousculée par sa langue russe que je ne connais pas, et par sa transcription (plus fidèle qu’une traduction mot à mot, j’imagine) dans ma langue, langue qui est parvenue à m’éblouir autant que ses belles peintures de nuit.
© Iris Maréchal
Sa vie est comme la nuit, longue, enveloppante, froide comme le temps russe, rigoureuse comme l’histoire dont il fait partie. Pourtant, c’est par la langue qu’il dévoile délicatement ce qui a fait de lui l’homme qu’il est. Sa naissance est l’événement le pire qu’il a jamais vécu, proche de la mort par la maladie, peu enthousiaste, il arrive dans la vie, goguenard, prêt à bondir dans la mort qui semble alors plus simple à vivre que la simple vie même. Avec le même souci, il traverse l’adolescence, où à 13 ans il semble déjà percevoir les seuils de son existence avec un regard vif, transperçant.
Le récit de sa vie est à la fois voix et regard. La voix vive d’un enfant et le regard perçant de celui qui voit tout. Que regarde-t-il ? D’abord, sa mère, puis son père, puis les autres membres de sa famille dans une galerie de portraits, visages-phrases de quelques mots seulement. Peu de mots, mais un pouvoir d’évocation puissant. Entre les portraits, des scènes de la vie quotidienne, des natures mortes, plus mortes que mortes, dénuées de tout esthétisme (mais lyriques tout de même…), des objets même pas disposés. De l’humour savamment dosé dans ces scènes, proche d’un théâtre de l’absurde, proche par le jeu qu’il convoque. Il joue du regard avec des objets et des personnes ; proche de la parole théâtrale aussi, car concise, presque monologuée, murmurée intérieurement.
Et la peinture ? Les détails…
La peinture dans cette œuvre prend la forme d’une qualification mais pas d’une description. L’écriture est simple parce qu’elle nomme ce qu’il voit, sans rajouter de détails visuels. (Il les découvre, on verra.) C’est de la perception et du ressenti. Et parfois, il raconte ce qui s’est passé, ses souvenirs. Les portraits vivants deviennent personnages, parlant, pensant, vivant et mourant.
De sa jeunesse juive, entre visite à la synagogue et passage dans les boutiques, il puise les détails qui s’échappent. Il peint souvent des personnages, des villes, en minuscule qui se superposent avec d’autres personnages, d’autres récits, il insère un bestiaire, comme symbolisme. Et la Bible, partout, est honorée joyeusement avec beaucoup de grâce picturale, de légèreté.
© Iris Maréchal
Sa peinture est un cirque, sa vie écrite pourtant bien rangée, méthodique, méticuleuse. Un temps maîtrisé, cyclique, une routine favorable à l’expression picturale qui intensifie l’expressivité d’une vie dénuée de sens. Mais dans le bon sens du terme, car je la trouve extrêmement belle à lire et à regarder. Il n’y a rien d’excessif. Le charme de cette écriture est inépuisable, sa vie est menée avec une intelligence inouïe, doué pour vivre… Comment dire ? C’est juste beau.
Sa peinture alors, ne révèle aucun secret particulier mais raisonne toujours d’un regard amoureux sur sa propre vie, avec modestie puisqu’il a compris que LA vie, n’est que celle qu’il a vécue. Raconter sa vie, sans romanesque infligé, est un art ordonné et sans fantaisie, peindre sa vie avec fantaisie devient désordre tendre.
Petits détails salés, désir et mise en beauté. Peinture animée, vie aimée. Je l’aime aussi.
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